Les petites histoires font les grandes crises

 

Que vous soyez économiste ou non, vous avez entendu parler de la crise de 2007. Vous connaissez des histoires, des anecdotes, des « légendes urbaines » qui en exemplifient les mécanismes : celles de traders qui spéculent de manière excessive, de familles américaines mises à la rue, de banques malhonnêtes. Vous connaissez d’autres crises et phénomènes économiques à travers d’autres récits. La crise de l’Etat providence et de l’endettement public vous rappelle cette histoire du fonctionnaire de Sainte-Savine payé « à ne rien faire ». En pensant aux inégalités, c’est peut-être la fameuse étude d’Oxfam qui vous revient à l’esprit – huit personnes possèderaient autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Et lorsqu’on vous demande quelle part de la population française est de confession musulmane, vous êtes susceptible de donner une réponse proche des 30% (comme le Français moyen).

            Un économiste lambda vous rétorquera que tout cela est sans importance et ne signifie rien : le fonctionnaire de Sainte-Savine n’est pas représentatif de l’ensemble de la fonction publique ; l’étude d’Oxfam comporte de sérieux biais méthodologiques qui en faussent la portée ; et seuls 7% des Français sont de confession musulmane. Il vous opposera une analyse plus complexe et difficile – quitte à en faire parfois un pavé de plus de 1000 pages. La « crise » de l’endettement publique n’est pas forcément une crise et a une multitude de causes. Les inégalités sont un phénomène complexe et qu’il faut analyser avec prudence.

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            Robert Shiller n’est pas un économiste lambda. Spécialiste des marchés financiers et des phénomènes d’irrationalité, il prolonge les théories de Keynes et de Minsky sur les crises financières. Il obtient, en 2013, le « Prix Nobel » d’économie pour « son analyse empirique des prix des actifs ». Et en 2016, il invente le concept de « Narrative Economics » qui nous intéresse ici. L’idée est simple : pour comprendre certains phénomènes économiques, il faut scruter les histoires, les petites anecdotes, les légendes urbaines qui se transmettent au sein des sociétés.

Narrative Economics

Pour saisir la portée de l’idée, il faut faire un détour par les explications traditionnelles des crises. Elles mettent l’accent, pour la plupart, sur des causes macroéconomiques qui dépassent souvent les facultés de compréhension du non-initié. Milton Friedman et Anna Schwartz expliquent ainsi la crise des années 1930 par une suite de phénomènes monétaires complexes consécutifs à une décision de la FED. La crise de la dette grecque trouve ses racines profondes dans des problèmes de convergence entre les pays de la zone euro, de réseaux bancaires européens, de parité non couverte des taux d’intérêt et de cycle économique.

            Ces explications peuvent s’avérer très convaincantes au sein du champ académique. Mais elles n’expliquent que partiellement pourquoi, au cœur de la tempête, les gens ont agi comme ils l’ont fait. Peu de ménages américains comprenaient les agissements de la FED au début des années 1930, et tout aussi peu de ménages européens saisissent parfaitement tous les ressorts de la crise grecque. Ils sont conscients de l’existence et des conséquences de ces crises, puisqu’ils les vivent au quotidien. Mais ils les appréhendent, affirme Shiller, à travers des histoires, des anecdotes, des petits récits – des « narratives ». Une narrative a trois caractéristiques : elle est explicative d’un phénomène social ou économique, elle est courte, et elle se transmet comme un feu de brousse – elle goes viral, pour reprendre l’expression anglaise. Ce sont ces narratives qui se trouvent au départ des crises et des cycles : elles déclenchent certains comportements au sein des sociétés qui, une fois agrégés, ont de grandes conséquences. Elles se transmettent à travers des discussions, des journaux télévisés, des romans ; elles portent sur des personnages-types, des actions exemplaires, des décisions prises au moment fatidique. Elles cristallisent les remous et les turbulences de l’histoire à travers des armes de communication acérées, dont on se souvient facilement, et que l’on raconte à ses collègues autour d’un verre. Le terme de « viral » est si bien choisi que Shiller modélise la propagation de ces histoires à travers un modèle mathématique utilisé pour simuler… la diffusion des maladies.

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Resp. non-infectés, infectés et guéris

 

Il ne s’agit pas uniquement d’une discussion de café de comptoir que l’économiste se devrait d’ignorer par soucis de scientificité. Shiller le montre par trois exemples éloquents.

Cours boursiers, taxation et crise des années 1920

            Invité du Neubauer College de l’Université de Chicago en février 2017, il commence son discours en brandissant la « une » du Wall Street Journal : « Le Dow [ndr : agrégat boursier qui rassemble de grandes firmes américaines] dépasse les 20 000 points ! ». La bourse s’est-elle emballée ? Assiste-t-on à un essor spectaculaire de l’économie américaine ? La prospérité est-elle au coin de la rue ? Rien de tout cela, explique Shiller : fondé en 1896, le Dow Jones est parti d’un niveau complètement arbitraire (il s’agit de points et non d’une valeur monétaire) ; célébrer le dépassement des 20 000 points a donc autant de sens que de s’extasier devant le franchissement de la barre des 17 543 points. Mais le chiffre est rond et spectaculaire. Il donne une impression de prospérité et d’emballement de l’activité – c’est une belle narrative. Dès lors, par effet de réel, les cours boursiers augmentent et l’activité connaît un petit pic.

            Autre exemple : la récession de 1921. La cause profonde en est assez bien connue : encore une fois, la FED est dans le coup. Elle est cependant bien trop complexe pour avoir affecté les décisions de consommation de millions d’Américains. À travers une analyse lexicale des récits, romans et articles de journaux de l’époque, Shiller montre que ce sont de multiples narratives anxiogènes qui sont ici à l’œuvre : celle de « profiteurs » facturant des prix exorbitants à une population exsangue après le conflit mondial ; celle des révolutions européennes, cristallisée par le destin tragique de la famille impériale russe ; celle de la grippe espagnole qui décime la jeunesse. Toutes ces histoires convergent finalement en un sentiment de peur et d’inquiétude, qui conduit les Américains à restreindre leur consommation.

            Le dernier exemple vous parlera encore davantage. La phrase « trop d’impôt tue l’impôt » vous est sûrement familière ; elle porte en économie le nom de « courbe de Laffer », d’après son concepteur, Alfred Laffer.

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Elle est à la base de milliers de décisions politiques et fiscales. Elle a fourni un terreau idéologique à une grande partie de la droite libérale et conservatrice. Elle a été le charbon économique de multiples campagnes électorales. D’où lui vient ce succès considérable ? L’histoire est familière aux étudiants d’économie : Laffer déjeune avec un conseiller de Nixon, et dessine, sur une serviette blanche, la fameuse courbe qui lie taux d’imposition et recette. Séduit, Nixon en fait un élément central de sa campagne. Sauf que… cette histoire a de bonne chances d’être complètement fausse. Comme l’explique T. Taylor sur son blog, la popularité de cette idée ne date pas de 1974, date à laquelle Laffer conceptualise la courbe, mais de 1978. Cette année-là, Jude Wanniski, éditorialiste célèbre du Washington Post, publie dans National Affaires un article éloquent qui décrit la naissance de cette courbe sur un coin de table du Two Continents à Washington. L’idée se répand comme une traînée de poudre. L’histoire est probablement très romancée – Laffer lui-même admet ne pas s’en souvenir en détail – mais Wanniski est un excellent journaliste : il a le sens des mots et du storytelling. Sans le savoir, il vient de concevoir l’une des narratives économiques les plus efficaces du XXe siècle. Et aujourd’hui, on peut même admirer la fameuse nappe (vraie ou fausse) au National Museum of American History

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Make narratives great again

            Quelles sont les narratives les plus marquantes de notre époque ? Difficile de le dire a priori, même si le slogan « Make America Great Again » et le personnage de Trump, construit à travers des livres et des séries de télé-réalité, viennent à l’esprit. Peut-être s’agit-il de cette idée de la haine bien française de la réussite et du succès en affaires, illustrée par de multiples exemples issus du quotidien, et renforcée à grands coups de chiffres sur les expatriations. Peut-être s’agit-il aussi de la prétendue baisse du niveau des collégiens – pourtant solidement réfutée – consolidée sans cesse à travers des histoires fantasques et d’antiques annales du brevet des collèges dépoussiérées par les quotidiens pendant la saison des marronniers. Le scrutateur du présent aura bien du mal à départager ici le grain de l’ivraie. Peut-on réellement dire que l’histoire des années 1930 se répète aujourd’hui, comme on l’a tellement fait ? Quid du thème de « l’économie de la connaissance et de l’information », qui serait aujourd’hui au fondement de nos sociétés ? Narrative bien rodée ou fait historique ?

            Trois choses nous semblent cependant essentielles. La première, c’est que l’économie a tout à gagner à s’intéresser aux autres sciences humaines et sociales – la sociologie, l’histoire et la littérature sont autant de domaines qui fourmillent de narratives surprenantes. La deuxième, c’est la force extraordinaire des idées simples, qu’il s’agisse des narratives ou de l’idée même des narratives, qui transforme notre compréhension des crises économiques. Et enfin, la dernière, c’est que l’économie est profondément humaine. Elle peut être appréhendée à travers de grands mécanismes, des chiffres agrégés et des définitions complexes – et ces échafaudages théoriques sont utiles et bienvenus. Mais au fondement de l’économie, il y a des hommes et des femmes, qui prennent des décisions parfois irrationnelles, parfois guidées par une histoire entendue la veille. L’économie, au fond… c’est ce que vous en faites !

Linus Bleistein pour Economens

 

Sources:

 

2 réflexions sur “Les petites histoires font les grandes crises

  1. Ravie de lire qu’enfin les économistes re-découvrent ce que les sciences humaines savent depuis longtemps…: la vision du monde d’un groupe humain, qui se transmet via les histoires et les mythes (qui ne sont pas de belles histoires, mais des récits explicatifs du monde), dicte les comportements des individus dans tous les domaines (y compris scientifiques)… En général, nul n’a conscience de sa vision du monde, s’il n’a pas été initié à la décoder ou n’a pas chercher à s’intégrer dans une culture très différente de la sienne… Bien des « solutions » échouent parce que l’on ne s’attaque pas à la vision du monde à l’origine du problème… Souvent ceux qui osent remettre en cause une vision du monde rencontrent une vive opposition…

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  2. Pingback: « L’économie n’est pas un outil pour penser le monde tel qu’il est » : rencontre avec Esther Duflo et Abhijit Banerjee | ECONOMENS

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